Maquis de l'Ain et du Haut-Jura

LA REPRESSION ALLEMANDE

Les Maquis de l'Ain après l'opération Caporal de février 1944


Le groupement sud d'après Charles FAIVRE


(20 février 1944). Cet après-midi d'hiver, dans le bois au sol gelé, formant un cercle, Pierre MARCAULT, René GUILLEMOT, Raymond et Lucien COMTET, Raymond MULARD, le porte-drapeau du 11 novembre à Oyonnax et son frère Jacques, Elie MICHEL, Jean ZWENGER et Roger TANTON, nous avons allumé un feu qu'il faut bien vite éteindre à coups de talon, un avion au long fuselage et à la sinistre croix noire décrit, très bas, des cercles autour de la forêt. Il s'éloigne mais nous restons là immobiles. Je songe à ce passé qui, pourtant, remonte tout juste à deux semaines. Les troupes de la Wehrmacht avaient donné l'assaut au groupement sud commandé par Chabot (Girousse), attaquant à douze contre un dans des combats isolés.

En bas, le village avec ses rues désertes, ses habitants terrorisés, seul signe de vie la fumée des cheminées qui montait des toits. Sur la route, les convois de la Wehrmacht avec les camions couverts de bâches aux couleurs ternes de camouflage. Un silence irréel, pesant, feutré, devant nous le grand pré tout blanc, au fond la ligne grise d'un petit bois d'où brusquement s'étaient détachés les soldats allemands qui marchèrent sur nous avec leurs casques ronds et leurs longs manteaux gris-vert, à grands pas, courbés sous les tourbillons de flocons de neige. René GUILLEMOT, Jean ZWENGER, Roger TANTON, Jacques MULARD et moi, nous avions marché, les vêtements, la peau déchirés par les ronces, isolés de tous et de tout. Le dimanche, le jeune et courageux Grobaz de Rougemont nous guida : dès le lendemain commencera pour lui le long calvaire de la déportation. Nous, nous continuions à marcher dans la neige et dans le froid, avec dans le dos ce sac bourré de munitions, la nuit comme le jour ; il fallait passer coûte que coûte. Deux instants heureux de détente : ce berger avec sa peau de mouton trouvé en compagnie d'une vache mélancolique et squelettique dans un hameau en ruine, qui nous avait offert du lard, du pain blanc et de l'eau-de-vie, premier repas dans la nuit du lundi depuis la tasse de café du samedi matin, et ce couple effrayé, en chemise, qui, plus tard, nous a passé par la fenêtre d'une pièce faiblement éclairée, un poulet en gelée et un litre de vin, fastueux festin partagé après minuit, assis sur un tronc d'arbre, sous des bourrasques de neige fondue.
Nous avons de la chance d'être là ensemble, maintenant, mais avec Julien ROCHE, inséparable compagnon des premières heures du maquis, j'ai perdu des camarades parmi les meilleurs, ils sont restés, là-haut, couchés pour toujours, bientôt recouverts par la neige, avec ceux de Morez et de Pré Carré que j'ai vus pour la dernière fois étendus sur un drap, dans la pièce sombre à côté de la maison Gessler, affreusement massacrés, achevés à coups de crosses et de baïonnettes. Et cette liste qui s'allonge jour après jour. Heureusement, une bonne nouvelle : Raymond COMTET a aperçu Chabot en gare de La Cluse, et, ce matin, le contact a été renoué avec Romans par l'intermédiaire de son agent de liaison ; c'est un copain, il m'a même apporté une cartouche de cigarettes. Sans doute, je serais moins content si je pouvais connaître la suite, le copain c'est Cobra qui, dans quelques mois, va être fusillé pour trahison. La trahison elle est là, partout. Nous avons été attaqués sur les lieux où nous séjournions, les victimes de la répression dans chaque village sont les amis qui nous permettaient de vivre, pas de hasard, pas d'erreur, partout nous avons été vendus. Bien sûr, il y a la milice, partout des gens taxés de collaboration que l'on nous demande d'arrêter, mais comment serait-il possible de les relâcher ensuite ? Et puis nos sections comprennent des gars qui nous arrivent d'Alsace, de Lorraine, du Nord à travers la ligne de démarcation, de prisonniers évadés russes, polonais, yougoslaves. Ils sont triés consciencieusement mais nous n'avons ni antécédents, ni rapports de police, des agents ennemis ont pu s'infiltrer même parmi nous. Il n'est pas possible, maintenant, de demander à ceux qui nous aident, de continuer cette activité suicidaire pour eux et leur famille, c'est à choisir entre les autres et nous, et il faut agir très vite, assurer un minimum de sécurité. Malgré tout, c'est terrible et je ne peux pas m'empêcher de revoir ce sentier boueux où nous traînons un pauvre type, titubant, ivre d'un dernier quart d'eau-de-vie, vers la petite clairière, avec ce poteau noir, ce trou dans la terre en partie déjà rempli d'eau, cette toile de tente pour cercueil. Ni croix, ni prière, ni trace. L'écho de la salve du peloton d'exécution amplifié dans la montagne, un dernier salut au garde-à-vous puis par le même chemin détrempé, un retour morne sans aucune parole, tandis que le brouillard descend sur l'aube d'une triste journée de l'automne 1943.
Mais après tout, à vingt-deux ans, l'espoir est toujours là, les Alliés, le débarquement c'est pour demain. Le vent froid qui secoue les branches va tomber et avec les premières feuilles, ce sera le printemps 1944, celui de la libération. Quelle joie ce moment-là, quelle fête ! A moins que ce soit le temps des regrets avec tous ces vides dans nos rangs, du désenchantement du retour à une vie toute proche oubliée cependant depuis longtemps.
L'arrivée des Américains est annoncée pour les Rameaux, pour Pâques.. Qu'ils soient là très bientôt car je sais bien que les Allemands, eux, ne vont pas tarder à revenir.

Charles FAIVRE

Lexique des sigles
Partagez sur les Réseaux Sociaux